La volonté des morts

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01 mars 2023
Laura Michet

À l'occasion de la sortie de Ruined King sur PS5 et Xbox Series S|X, nous vous proposons une histoire qui développe la narration de Ruined King et poursuit certaines pistes que nous n'avons pas eu le temps d'étoffer dans le jeu lui-même. Nous espérons que ce récit vous plaira, et vous remercions de votre soutien. 

Bien avant qu'elle ne devienne une Apôtre de la vérité, Illaoi était une prêtresse acolyte dans un temple buhru, situé sur la côte. Tous les matins, elle se rendait sur le littoral afin d'exercer ses compétences au soleil. Elle gardait à l'esprit les principes que ses mentors lui avaient enseignés : Discipline, Mouvement et Force.

Un matin, alors qu'elle était seule sur la plage, l'eau descendit encore plus bas que la marée basse. Les vigies des tours d'invocateurs de serpents sonnèrent l'alarme et pointèrent l'horizon.

Une vague gigantesque, si puissante qu'elle aurait pu briser des os et arracher les nageurs de l'eau, se dirigeait vers le rivage.

L'esprit d'Illaoi fut envahi par la peur, toutes les leçons de ses professeurs l'abandonnant brusquement. Ai-je le temps de m'enfuir ? se demanda-t-elle. Que faire ? Rester là sans bouger ?

Elle regarda la vague, puis le niveau de l'eau. Une multitude de crabes roses se trouvait à ses pieds. La vague avait aspiré toute l'eau ; les crabes étaient totalement immobiles sur les rochers humides, paralysés par les rayons du soleil, la surprise et l'hésitation.

Ces créatures étaient bien trop petites pour comprendre la peur qui s'insinuait en elles. Que pouvait faire un crabe pour éviter une telle vague ? Pas grand-chose.

Illaoi, en revanche, pouvait faire quelque chose. Elle réagit et courut vers les portes du temple, juste avant que celles-ci soient refermées par les prêtresses. Tout en observant la vague frapper le rivage depuis le parapet, elle repensa au moment où elle avait été paralysée par la peur.

J'aurais pu y rester. En seize ans d'existence, jamais elle n'était passée aussi près de la mort.

« Je ne recommencerai pas », dit-elle à ses mentors. Nagakabouros, la Mère Serpent, avait beaucoup de respect pour ceux qui grandissaient et changeaient, mais n'avait aucune pitié pour ceux qui continuaient de vivre comme avant alors que la vague s'abattait sur eux.




Ces derniers temps, quelque chose dans les rues de Bilgewater lui rappelait ces crabes effrayés.

Cet après-midi-là, le soleil, haut dans le ciel, était brûlant. Les rues, habituellement remplies de marins fêtant leur permission à terre, ou de chasseurs de monstres marins dépensant leurs récompenses, étaient pleines de gens marchant tête baissée, en silence, pressés d'aller vaquer à leurs occupations.

Bilgewater était à deux doigts de connaître une guerre civile ; il ne s'agissait pas d'un affrontement de volontés nouvelles et ferventes. Sarah Fortune et Gangplank reprenaient la fichue guerre qu'ils avaient déjà menée. S'ils devaient le faire cent fois, ils le feraient. Gangplank souhaitait récupérer son trône ; Sarah souhaitait sa mort. Le marasme qui envahissait leurs cœurs empestait toute la ville. Chacun pensait que la victoire leur donnerait accès à ce qu'ils avaient perdu. Le respect, peut-être. Ou bien la justice pour ceux qui étaient partis trop tôt. Ou encore quelque chose qui leur permettrait de soulager la douleur engendrée par la défaite et l'échec.

Les choses seraient tellement plus faciles si je me fichais totalement de
leur sort, pensa Illaoi. Mais Sarah était sa meilleure amie, et Gangplank son ancien amour. Jamais deux individus n'avaient autant été prisonniers de leur passé et autant désireux de gâcher leur potentiel.

Illaoi baissa les yeux vers la boîte qu'elle tenait sous le bras. « Tout ça, c'est aussi ta faute », marmonna-t-elle.

La boîte lui cria dessus en retour.

Ses cris étaient discrets, à peine audibles si on n'y faisait pas attention. Mais lorsqu'Illaoi y prêtait l'oreille, une présence désagréable grattait à la porte de son esprit.

L'individu enfermé dans la boîte, celui-là même qui lançait jour et nuit d'horribles jurons à Illaoi, était responsable de tout.

C'est lui qui a répandu les ténèbres dans l'esprit de Sarah.

Au même moment, des membres de l'équipage de Sarah arrivèrent au coin de la rue. Tous étaient équipés de sabres d'abordage et de pistolets à leurs ceintures, et tous leurs doigts étaient ornés de cuivre jaune. Ils étaient couverts de sang, de sueur et de poudre à canon, on devinait que le combat avait été rude rien qu'en les voyant.

Parmi eux se trouvait bien évidemment Sarah Fortune en personne. Elle paraissait exténuée. La manche droite de son beau manteau de capitaine était tachée de sang. Ses épaules étaient voûtées et elle avait baissé son chapeau, comme si une pluie qu'elle seule pouvait sentir s'abattait sur elle.

« Salut, Illaoi », l'interpella Sarah d'une voix monotone et perçante. « Finissons-en. »

« Tout va bien ? » lui demanda Illaoi. « Tu as une sale mine. »

« Ça fait une semaine que je suis à la poursuite de Gangplank. » Sarah montra du doigt la boîte, qui poussait des gémissements discrets. « Et ce truc est encore sur l'île. Il faut qu'on mette fin à tout ça. »

Elles se rendirent chez un marchand de reliques, non loin de là. L'équipage de Sarah, armes au poing, se posta à l'extérieur pour monter la garde, tandis qu'Illaoi entra dans la boutique, suivie de Sarah.

Leur entrée fit étinceler la loupe oculaire du propriétaire. « Illaoi ! » s'exclama-t-il. « Ça fait si longtemps ! »

Jorden Irux était un homme frêle dont les articulations partaient dans tous les sens. C'était le seul marchand de reliques de la ville à avoir à la fois des origines paylangi et buhru. Illaoi était souvent venue le voir pour lui demander d'identifier des reliques inconnues.

« J'ai apporté quelque chose qui va te déconcerter, Jorden », dit Illaoi en déposant la boîte sur le comptoir.

« Tu veux parler d'elle ? » demanda-t-il en regardant Sarah. « Capitaine Fortune, en chair et en os dans ma boutique ! »

« Ne vous emballez pas », grommela-t-elle. « Dépêchons-nous d'en finir. »

Lorsqu'Illaoi inséra la clé dans la serrure de la boîte, Sarah eut un frisson. Une lumière blafarde fit apparaître une tache bleu sarcelle au mur.

À l'intérieur de la boîte se trouvait une amulette composée de trois pierres arrondies, taillées dans un style buhru et reliées entre elles par une fine cordelette. La lumière que produisait l'amulette révélait la présence d'une âme piégée.

« Ça ne me dit rien qui vaille. » Jorden aussi entendait les cris. « Par la déesse, serait-ce... »

Illaoi acquiesça. « Viego de Camavor. »

Il y a une semaine à peine, cette ombre déchaînée d'un ancien roi avait tenté de transformer Bilgewater en un cratère fumant. La ville tout entière savait désormais qui il était, et qu'il fallait maudire le souvenir de son existence. S'il sort de cette amulette, il recommencera.

« C'est une solution provisoire », dit Sarah. Elle laissa échapper un rire court et amer. « On n'a pas trouvé comment le tuer pour de bon. Impossible de prédire ce qu'il fera s'il s'échappe de l'amulette. »

Illaoi hocha la tête. « D'après nos historiens, les pierres seraient faites en ambre de serpent... mais on ne sait pas si les briser libérerait l'esprit ou le tuerait. »

« Des Larmes de la déesse ? Ce n'est pas surprenant », dit Jorden, qui avait utilisé le terme buhru pour « ambre de serpent ». « Elles sont si rares qu'il faudrait être bête pour les briser. » Il se pencha et ajusta sa loupe. « Elles ont été fabriquées par un artisan buhru, c'est certain. Le style de notre peuple est inimitable. Par contre, cette marque au dos m'intrigue... D'où peut-elle bien venir ? »

Illaoi rit. « Des Îles obscures. Notre peuple y a étudié avec les savants locaux avant la transformation des îles. » Si Viego s'échappe, il fera en sorte que Bilgewater aussi devienne un
cimetière cauchemardesque.

« Attendez un instant », dit Jorden. Il sauta de son tabouret et se rendit dans l'arrière-boutique.

S'en suivit une demi-seconde de silence palpable. Sarah se retourna vers Illaoi. « Je sais ce que tu vas dire », fit-elle sérieusement. « Donc, ne dis rien. »

« Je n'en avais pas l'intention. » Après leur dernier combat, il était inutile de blesser Sarah avec des vérités qu'elle ne voulait pas entendre. « Je n'allais pas du tout parler de ta poursuite absurde de Gangplank, ou de son impact sur la ville. Je comptais simplement rester dans un silence gênant. »

Sarah la fusilla du regard. « Cette semaine est vraiment horrible. N'en rajoute pas. »

Elles se turent, puis Jorden déboula dans la pièce. Il avait avec lui un parchemin dont Illaoi ne parvint pas à déchiffrer les inscriptions. Il y avait aussi le dessin d'une tour...

« Regardez. » Jorden montra du doigt le même symbole gravé au dos de l'amulette. « La marque de ses créateurs. Les Frères du Crépuscule. »

« Étrange. Je n'en ai jamais entendu parler », dit Sarah.

« C'était un ordre religieux des Îles bénies. Il a disparu il y a des lustres. »

« Bon sang... » Sarah secoua la tête. « Alors on est dans une impasse. »

Jorden se reprit. « J'ai oublié un détail : il existe quelqu'un, un ermite fou, qui affirme les représenter. Mais... vous savez comment sont les gens qui passent trop de temps là-bas. »

Les esprits torturés des anciens habitants des Îles bénies n'étaient pas les meilleurs des voisins. Après avoir passé mille ans sous le joug de la Brume noire, ils s'étaient transformés en terribles créatures (fantômes, spectres, goules de Brume), déformations hideuses de la faiblesse des mortels. Tout individu vivant aux côtés de ces ombres avait une force surhumaine, et un côté très étrange. Certains mortels ayant élu domicile sur ces îles vénéraient la mort et la maladie, ainsi que les araignées, pour une raison que l'on ignorait.

Cependant, Illaoi n'avait jamais rencontré d'habitants des Îles obscures qu'elle ne pouvait écraser sous son idole de la déesse. « Ils ne me font pas peur », dit-elle. « Il y a peu, nous avons tué Thresh, le plus grand monstre de ces îles. À titre de comparaison, discuter avec cet ermite me paraît simple. Il sait peut-être quelque chose sur cette amulette. »

Illaoi et Sarah payèrent Jorden, puis sortirent de la boutique. « Je ne pensais pas que toute cette histoire te mènerait à nouveau sur les Îles obscures », murmura Sarah sur un ton d'excuse.

Illaoi hocha la tête. Avant d'enfermer Viego dans une amulette, ses amis et elle l'avaient pourchassé et combattu sur les îles. Elle avait trouvé agréable de partager un repas autour d'un feu de camp parmi les ruines... mais y retourner maintenant, sans ses amis, serait bien plus triste.

« Tu auras besoin d'un bateau. Ça tombe bien : un capitaine du nom de Matteo Ruven a une dette envers moi. Il connaît les itinéraires les plus sûrs pour se rendre sur les Îles obscures. Par contre, ne lui parle pas de l'amulette. »

« Il reste peu de personnes de confiance dans cette ville », dit Illaoi en acquiesçant.

Soudain, le visage de Sarah s'empourpra. Elle fronça les sourcils.

Ah, je n'aurais pas dû dire ça, réalisa Illaoi. Elle n'a pas confiance en moi, parce que je refuse de me joindre à sa stupide guerre contre
Gangplank.

« Je sais que tu m'en veux toujours. » Illaoi avait du mal à trouver les mots pour dire ce que Sarah refusait d'entendre. « Mais mon amitié s'accompagne... de défis. De changements. »

« J'entends tout ce que le roi dit dans cette amulette », lâcha Sarah. « Je ne t'en ai jamais parlé ? À chaque instant du jour et de la nuit, il parle de... ma mère. » Sa voix s'érailla et son visage grimaça. « J'entends cette boîte chuchoter jusqu'à l'autre bout de la ville. »

Par la déesse... Voilà un fardeau bien lourd.

Illaoi prit son amie dans ses bras. Elle en avait ressenti le besoin et ne se souciait pas de ce que Sarah en penserait.

Sarah commença par la repousser, puis accepta son étreinte. Des larmes apparurent au coin de ses yeux. « Pff », fit-elle. « D'accord. »

« Tu mérites mieux », dit Illaoi. « Tu mérites bien mieux que tout ce qui t'arrive. » Elle y croyait dur comme fer, mais elle avait beau le répéter, Sarah ne comprenait pas.

« Comment ça, je ""mérite mieux"" ? » Sarah s'essuya les yeux du revers de la main. « Va dire ça à Gangplank. »




Sarah avait certainement fait pression sur le capitaine Ruven, car son bateau, le Rat dressé, était prêt à partir dès le lendemain.

Quand Illaoi arriva, le navire grouillait de marins qui s'activaient à préparer le départ. Ruven hurlait ses ordres depuis le pont de commandement. Il était plus âgé, mince et avait les coudes noueux. Sur sa tête trônaient des cheveux frisés orange, décoiffés par le vent.

Je pourrais le briser en deux, pensa Illaoi. Elle classait les gens en deux catégories : ceux qu'elle pouvait briser en deux et ceux qu'elle ne pouvait pas briser en deux. Cela lui rendait la vie plus facile.

Le capitaine la salua depuis le pont de commandement. « Je vous connais », dit-il. « Vous êtes la reine buhru. »

« Pas du tout », répondit Illaoi. « Je suis une Apôtre de la vérité. Une prêtresse. » Lui, il va me prendre la tête, se dit-elle.

« D'accord. » Ruven haussa les épaules. « C'est la panique à bord, aujourd'hui. Mais il fallait s'y attendre, quand on n'a que douze heures pour appareiller... » Il lui lança un sourire désarmant, puis lui tendit la main pour serrer la sienne. « Il y a une cabine pour vous en bas. »

« Nous partons aujourd'hui ? » demanda Illaoi.

« Il vaudrait mieux, oui. Sinon, Sarah Fortune notera mon nom sur sa liste des gens à abattre. »

Les coursives du bateau étaient si étroites qu'Illaoi peinait à faire passer son idole par les escaliers menant au pont inférieur. Le gigantesque orbe de métal érodé par la mer était encore plus large qu'elle. Le plafond était trop bas pour qu'elle le porte confortablement sur ses épaules, et les coursives trop exiguës pour le porter sur le côté. Elle dut le faire tenir en équilibre sur sa hanche et se faufiler en crabe entre les canons.

« Pardon », marmonna-t-elle en esquivant des marins en pleine corvée de nettoyage. En passant, elle les entendit jurer tout bas. D'ordinaire, Illaoi trouvait que les marins étaient des gens pleins de vie, prêts à tout et n'importe quoi (c'était le genre de paylangi qu'elle préférait). Mais cet équipage était morne. Leur peur et leur fragilité souillaient le navire autant que l'odeur de la mer et des vieux cordages.

On reconnaît bien là le mauvais caractère de Bilgewater.

Lorsque le navire leva l'ancre, Illaoi se rendit sur le pont de commandement, où soufflait une légère brise, pour discuter à nouveau avec Ruven. La silhouette irrégulière de la ville disparut rapidement derrière l'ondulation des vagues et les nuées d'oiseaux.

« Quand je quitte Bilgewater, j'abandonne tous mes problèmes », dit Ruven en riant.

« Est-ce que Bilgewater vous effraie plus que les Îles obscures ? » Cette idée fit sourire Illaoi. « À Bilgewater, il y a certes une mauvaise ambiance, mais les Îles obscures sont quand même pires. »

« Là-bas, aucun esprit ne m'en veut personnellement », dit Ruven. « En revanche, en ce qui concerne notre brave reine... Entre nous, c'est un miracle que je sois toujours en vie. »

Illaoi leva un sourcil. « Comment ça ? »

Ruven rit nerveusement. « Je lui suis redevable. On a passé un accord : je vous ramène saine et sauve et on sera quittes, elle et moi. »

Envoyer quelqu'un sur les Îles obscures ne semblait pas être le moyen idéal de solder une dette ; il y avait bien trop de risques que le débiteur y passe à cause d'un fantôme ou d'une morsure d'araignée. « Vous lui devez tant que ça ? »

« Oui. J'ai tenté de la faire exploser. »

« Quoi ?! »

« Attendez, je ne travaillais pas pour Gangplank. » Ruven se frotta le visage. « Moi, j'étais seulement contre les nouveaux droits de pillage. J'ai rencontré de nouveaux amis... C'était leur idée. »

Ce n'étaient pas les mots d'un homme courageux affrontant son destin ou assumant ses responsabilités. Ruven semblait ballotté par les vagues de caprice des autres.

« La capitaine Fortune se fiche totalement de ce genre d'excuses », dit Illaoi. « Ces temps-ci, elle règle les problèmes dans votre genre avec son arme. »

« Je le sais », dit-il. Sa voix se fit plus difficile à entendre. « L'équipage est... loin d'être ravi. Nous avons perdu un contrat de choix à cause de cela. Je suis donc allé voir Fortune et je lui ai dit : ""Je pourrais être utile ! Servez-vous de moi. À l'époque, mon père et moi, on était pilotes, on conduisait des gens aux Îles obscures. Je connais des itinéraires que personne d'autre ne connaît."" »

« Laisser les autres se servir de vous, c'est abandonner sa liberté », dit Illaoi.

« C'est toujours mieux que d'être exécuté ! Fortune et vous êtes amies, non ? Être son ennemi est vraiment épuisant. Je ne suis peut-être qu'un vieux type pitoyable, mais je peux toujours apprendre deux ou trois trucs. »

Illaoi le toisa. Ça m'étonnerait, pensa-t-elle. « Votre vie n'est que stagnation. Vous recherchez la liberté, mais vous n'êtes jamais en mouvement. Vous avez besoin de conseils spirituels, pas... d'apprendre à faire la causette. »

Ruven gloussa. « Même ça, je prends. »

Illaoi soupira. Même les gens qui stagnaient le plus pouvaient abriter des courants forts, une âme pleine de vie et prête à changer. Tout le monde mérite une chance de prouver sa valeur.

Et elle était certaine d'une chose : si cet homme est capable de changer, Sarah aussi.

« Nous pourrions peut-être discuter, si nous trouvons le temps pendant le voyage », dit Illaoi.




Ruven adorait discuter.

Il parla à Illaoi de son père, un pilote engagé à la mission qui traînait dans les bars bondés de Bilgewater, « à la recherche de boissons gratuites et de boulots ». Son père avait été absent lorsqu'il avait eu besoin de lui, mais, selon Ruven, il bâtissait alors son héritage, il traçait un itinéraire jusqu'aux Îles obscures.

« Vous verrez en arrivant ; c'est incroyable. On peut atteindre l'archipel de manière totalement sécurisée, peu importe par où on arrive. Je n'ai jamais croisé un seul spectre sur la plage. »

« Impressionnant. Votre père vous a montré la route à suivre ? »

« Loin de là ! » dit Ruven en s'esclaffant. Il me donnait les cartes, me jetait dans un canot et me laissait faire le voyage tout seul dans la Brume noire, pendant que lui était en sécurité sur le bateau ! »

« C'est un bel effort », dit Illaoi. « Tout homme capable de se frayer un chemin jusqu'aux Îles obscures peut changer de vie. » Il est comme Sarah, pensa-t-elle. Il y a de l'excellence en lui. Il suffit de la trouver.

Pendant les derniers jours du voyage, il était de moins en moins aisé de se fier à la lumière du jour. Chaque après-midi, la lumière du soleil, étouffée par du brouillard, devenait grise, laissant penser que le soir était déjà arrivé. C'était la Brume noire, ou tout du moins ses bords effrangés. Les vigies devenaient de plus en plus tendues, car la Brume pouvait charrier des spectres de toutes sortes.

La majorité des individus qu'Illaoi convertissait à sa foi étaient des marins qui s'étaient déjà rendus sur les Îles obscures. Aussi, lorsqu'ils l'entendaient prêcher contre la stagnation, ils savaient de quoi elle voulait parler. Des rivages de sable noir. Des arbres morts, crochus, dénudés. Des monuments faits de pierre sombre et lisse, humidifiés par les embruns, enterrés sous des monticules de terreau ancien.

Les îles hantées se profilaient à l'horizon. Ruven ne cessait de se moquer de manière agaçante des froncements de sourcils des marins. Le terme buhru pour désigner des gens comme lui était vaguophobes, c'est-à-dire des individus qui se déplacent d'avant en arrière sur la plage tout en essayant de garder leurs orteils au sec, dans un mouvement frivole et apeuré. En somme, ils font de petits pas pour éviter d'en faire un grand.

Lorsque les îles furent assez proches pour que l'on puisse distinguer les tours en ruines au sommet des collines, Ruven passa à l'action. Il courut vers sa cabine et en revint les bras chargés de papiers, sur lesquels étaient inscrits des notes et des schémas. Quand il remplaça le navigateur à la barre, il sembla pris de nausées.

« Je vais prouver ce dont je suis capable », dit-il à Illaoi. Il se retourna vers les membres de l'équipage chargés de gréer le navire, puis s'écria : « Réduisez la vitesse de moitié ! »

Le bateau amorça alors une sorte de danse étrange en direction du rivage. Ruven se battait avec la barre et se penchait de tout son faible poids à chaque tournant. Toute la structure en bois du navire grinçait, et la coque passa à deux doigts de heurter des rochers pointus. Illaoi jeta un coup d'œil aux papiers illisibles de Ruven. Pas étonnant que Sarah lui ait laissé la vie sauve : son savoir est
inestimable.

Ils finirent par s'arrêter dans une petite crique rocheuse, dont les pierres brisées la rendaient invisible depuis le large. Ses falaises abruptes cachaient le mât et les voiles du bateau, faisant de cet endroit un port protégé comme on en voit rarement. De plus, le monastère n'était pas très loin.

Ruven, éreinté, s'appuya contre la barre. « Voilà comment je gagne ma vie », dit-il. « Vous direz au capitaine Fortune que je suis vraiment impressionnant, hein ? »




Environ vingt marins – soit plus de la moitié de l'équipage – descendirent à terre pour prendre part à la mission. Le monastère était à quelques heures de marche vers l'intérieur des terres. Illaoi emporta son idole, une gourde et la boîte.

« Restez près de moi », dit-elle aux membres de l'équipage. « Ma déesse méprise la Brume et la Brume craint donc son idole. Tant que nous resterons ensemble, tout ira bien. »

Les marins se rangèrent derrière Illaoi et Ruven en s'enfonçant dans la forêt. L'idole d'Illaoi fendait la Brume, révélant une architecture et des feuillages étranges des deux côtés du chemin. Tout était figé dans un moment de décomposition. Des arbres morts, plus anciens encore que les citadelles de la capitale buhru, égratignaient les visages et les épaules des marins tandis que ces derniers se frayaient péniblement un passage.

Très vite, ils se retrouvèrent au milieu d'un village en ruine. Des murs croulants les obligèrent à faire un détour par un sous-bois. Ils ralentirent et se mirent en file indienne afin d'emprunter l'étroit sentier à travers le fourré, qui avait jadis dû être une ruelle.

Tous les buissons desséchés et les arbres se ressemblaient. « Vous savez où vous allez, au moins ? » demanda un marin à Illaoi.

C'était un homme petit et frêle, avec une barbe clairsemée et des dents en or. Encore un que je pourrais briser en deux.

« Oui », répondit-elle. « Mais si vous le souhaitez, vous pouvez suivre votre propre chemin. Je vous balancerai au milieu de la Brume dans la direction de votre choix. »

« Ferme-la, Kristof, ou ce sera direction le cachot à notre retour au bateau », dit Ruven.

Kristof était furieux. « C'est vous qu'on devrait envoyer au cachot, après ce que vous avez fait à Fortune ! »

« Arrêtez cela immédiatement », ordonna Illaoi. Mais tout le monde s'était joint à la dispute. Les voix des marins résonnèrent dans toute la forêt.

Illaoi savait que cela attirerait des ennemis. Malgré le tumulte, elle pouvait distinguer de légers craquements, comme des pas sur le terreau.

Soudain, le fourré qui longeait le chemin se mit à bouger violemment. Ses branches s'entrechoquèrent dans un fracas semblable à celui d'une lame frappant des ossements. Les ronces, pareilles à des griffes, se changèrent en mains. Chaque buisson et chaque arbre avaient désormais un visage, flétri comme celui d'un mort rongé par la culpabilité.

La dispute se transforma en cris. Le fourré se referma brutalement, le sentier disparut. Les marins, terrorisés, détalèrent. Illaoi en vit un se précipiter vers les bois, mais une branche l'assomma. Il tomba au sol et les arbres se replièrent sur lui, étouffant ses cris de panique.

Illaoi aperçut aussi Ruven, de dos, s'enfuyant à travers les arbres. Ses papiers tombèrent et s'éparpillèrent sur le sol. Quel lâche, pensa-t-elle. Soudain, elle se retrouva entourée de spectres.

Les marins près d'Illaoi ripostèrent, mais leurs épées ne furent d'aucune utilité ; c'était comme poignarder un buisson d'épines. Les spectres, dans une pluie de coups, transpercèrent les marins avec des éclats de bois.

Voyant un spectre se jeter sur elle, Illaoi frappa si fort avec son idole qu'un écho profond se fit entendre et que l'horreur vola en mille morceaux. Un autre fondit sur elle et elle le brisa en deux d'un coup de poing, tel un piquet fragile.

C'est tellement satisfaisant !

Les avatars de la déesse étaient des spécialistes de la force brute. « Nagakabouros, défends-nous ! » cria-t-elle.

Elle souleva son idole dans les airs, puis l'écrasa dans la boue. Le choc fit chanceler les marins. Quant aux spectres, ils s'enfuirent, repoussés par l'éclatante lumière verte de l'idole.

Les paylangi demandaient toujours à Illaoi : d'où viennent les tentacules ? Elle répondait : cela n'a pas d'importance. La déesse était partout, dans tout ce qui pouvait changer. Elle pouvait se rendre n'importe où et être ce qu'elle voulait être, car absolument tout était susceptible de changer.

Un spectre, par exemple, pouvait changer et devenir un spectre en mille morceaux.

Un mur de protection formé par des tentacules s'érigea et, aidé par Illaoi, transforma les spectres en sciure. Les buissons et les arbres volèrent en éclats. Les têtes de bois roulèrent dans la boue. Illaoi vit un spectre projeté dans les airs, les membres écartés. On aurait dit un oiseau.

Lorsque les spectres autour d'elle furent éliminés, Illaoi mit son idole sur son épaule et les tentacules disparurent. Le sentier avait retrouvé son calme. Il n'y avait aucune trace des marins qui s'étaient enfuis, pas même des cris au loin. Même constat pour ceux qui étaient morts. Peut-être avaient-ils été emportés ou étaient-ils enterrés sous des racines.

« Allez, on se reprend », dit-elle au groupe. « Combien vous êtes ? »

Il n'en restait que sept, parmi lesquels Kristof, qui demanda, sur un ton peu enthousiaste : « On part à la recherche du capitaine ? On ne peut pas prendre le large sans Ruven. »

C'est alors qu'Illaoi vit les cartes de Ruven sur le sol, trempées de boue. Elle s'en saisit et retrouva celle qu'elle lui avait donnée. Malgré la boue, l'itinéraire menant au monastère restait visible.

Quand il était sur le bateau, Ruven semblait prêt à changer. Mais il était retombé dans ses travers d'homme lâche ; une âme stagnante, ballottée à jamais par les vagues de caprice des autres. Si je le sauvais, ce serait uniquement dans le but de me servir de lui, pensa-t-elle. Comme Sarah et les autres l'ont fait.

Partir à sa recherche avec seulement sept marins, qui plus est blessés et fatigués, les conduirait tout droit à la mort. Seuls les vivants peuvent changer et grandir. Les morts, non.

Elle avait pris sa décision. « Nous devons poursuivre la mission et nous rendre au monastère », annonça-t-elle à l'équipage. « Nous pourrons certainement compter sur la générosité de l'ermite qui y vit. »




Peu après, le monastère émergea de la Brume. Il semblait bien entretenu ; sa haute tour ressemblait en tous points à celle gravée sur l'amulette.

Illaoi s'approcha du portail. Soudain, un homme jaillit devant elle. Il ressemblait tant à une créature des îles qu'elle faillit l'assommer avec son idole.

« C'est moi, c'est moi ! » s'écria Ruven d'une voix rauque.

Pendant un moment, le groupe fixa le capitaine du regard. Il était recouvert de boue, sa veste était maculée de sang et des brindilles parsemaient ses cheveux. On aurait dit qu'il avait été attaqué par une centaine de crabes géants.

Illaoi fut soulagée, mais seulement un court instant, car sa frustration reprit le dessus. « C'est une honte d'avoir abandonné votre équipage », dit-elle, pleine de colère.

Sa réaction surprit Ruven. « Je pensais que vous seriez contente de me revoir. »

« Comment être contente de revoir un homme qui a manqué à son devoir ? Vous m'aviez dit que vous vouliez changer, mais l'homme que j'ai vu sur le champ de bataille aujourd'hui ne voulait pas changer. »

Ruven regarda son équipage d'un air gêné. Kristof, suspicieux, demanda : « Comment vous avez survécu à la Brume ? »

Un sourire fatigué fit craqueler la boue sur les joues de Ruven. « Je... euh... »

« Illaoi a dit que s'enfuir seul conduisait à la mort. »

Le visage de Ruven s'assombrit. « Si tu veux tout savoir, j'avais sur moi ma propre protection, donc tout s'est bien passé. »

Illaoi était révoltée. Il a choisi de garder sa protection pour lui tout seul. Est-ce un genre de
relique ? « Nous discuterons de votre manque d'honneur plus tard », dit-elle. « D'abord, nous devons entrer dans le monastère. »

Elle se retourna et frappa à l'imposante porte en bois. L'écho résonna de l'autre côté. Loin au-dessus d'eux, on entendit quelqu'un s'éclaircir la voix et demander : « Qui va là ? »

Illaoi parvint à distinguer de larges épaules ainsi qu'une tête encapuchonnée se penchant par-dessus le parapet. « Je suis Illaoi, Apôtre de la vérité des Buhru », dit-elle. « Je suis à la recherche de l'ermite qui représente les Frères du Crépuscule. Pouvons-nous trouver refuge ici même ? »

L'homme prit un instant pour lui répondre. « Vous pouvez entrer, mais ne touchez aucune des créatures à l'intérieur. »

« Des créatures ? » murmura l'un des marins.

Les portes s'ouvrirent lentement. Chacune d'entre elles était deux fois plus grande qu'Illaoi. Quand elles furent entrouvertes, Illaoi vit que des goules de Brume se trouvaient derrière.

Ces esprits ressemblaient à des hommes et des femmes fatigués, voûtés, avec de longs bras traînant au sol et une bouche distendue cerclée de crocs. Mais contrairement à ceux qu'Illaoi avait déjà vus, ils se déplaçaient en silence et de manière docile, tirant la porte comme des laquais obéissants.

Choquée, Illaoi fit un pas en arrière, mais les goules de Brume ne se jetèrent pas sur elle. Derrière, les marins préparaient déjà leurs armes.

L'homme du parapet fit alors son apparition. « Vous font-elles peur ? » demanda-t-il. « Ce sont mes compagnons. »

C'était la première fois qu'Illaoi voyait quelqu'un comme lui. Il était habillé comme un prêtre, mais avait une très forte carrure, dont des épaules très larges qui témoignaient d'un dur labeur. Lui, je ne peux pas le briser en deux. Il tenait dans une main une pelle faite d'un métal noir. Elle était couverte de terre, comme s'il venait tout juste de déterrer ces créatures.

Illaoi remarqua qu'il n'avait pas de manches. La couleur bleuâtre qu'elle voyait sur ses bras était celle de sa peau nue.

« Êtes-vous aussi une goule de Brume ? » Elle s'était déjà alliée à des goules par le passé, mais cela n'avait pas été réjouissant. Les créatures prisonnières de la stagnation de la mort n'apportaient souvent que de la souffrance aux vivants. Elles étaient un affront impie au caractère sacré de la vie.

L'homme sourit. « Vous voulez savoir si je suis vivant ? »

« C'est une question qu'on est en droit de se poser, sur ces îles ! »

« Effectivement, mais cela reste indiscret. » Il haussa les épaules, l'air pensif. « Je suis... un gardien. Entrez, je vous prie. »

La cour était remplie de goules de Brume portant des morceaux de bois et de roche, clopinant entre les allées de pierres tombales. Elles ne prêtèrent pas attention aux nouveaux arrivants. Bien que leur bouche fût grande ouverte et leur regard vide, elles semblaient accaparées par une étrange mission.

« C'est de la folie », murmura Ruven. « Il a toute une armée. »

« Lui aussi a un genre de protection », lui fit remarquer Illaoi. « La Brume noire ne lui fait aucun mal. »

L'ermite avait entendu leur conversation. « Elle n'a pas besoin de m'attaquer. Elle m'observe grâce à la Vierge. »

Il pointa du doigt le sommet de la tour. Illaoi aperçut une silhouette, mais cette dernière disparut derrière le parapet, comme si elle ne voulait pas être vue.

« La Vierge ? »

« C'est... un autre compagnon. »

« Comment vous appelez-vous ? »

« Yorick », répondit l'ermite. « Je suis le dernier des Frères du Crépuscule en activité. »

Elle le fixa. Non, ce n'est pas possible. « Le dernier ? »

« Je suis là depuis le commencement », dit-il en montrant le ciel voilé par la Brume. « Depuis la Ruine. »




Illaoi n'avait jamais imaginé qu'une habitation comme celle de Yorick puisse exister. Les grandes pièces vides du monastère prenaient vie grâce aux allées et venues des goules de Brume. Ces dernières se déplaçaient sur le sol propre en silence, chacune concentrée sur une tâche énigmatique.

Illaoi sentit un picotement sous sa peau et sa bouche s'assécha. Mais ce n'était pas de la peur : c'était de la colère. Il a réduit les morts en esclavage. C'est inadmissible. Révoltant. Elle garda cette pensée pour elle, car cet homme pouvait l'aider à sauver Bilgewater.

« Votre chemin a été semé d'embûches », dit Yorick. Il désigna un escalier en colimaçon. « Je ne suis pas le meilleur en ce qui concerne le confort des mortels, mais vous trouverez de l'eau potable dans la citerne en bas, ainsi qu'un feu pour vous réchauffer. »

Tandis que le groupe descendait pour aller se laver, Illaoi resta au seuil de la porte et se mit à regarder les goules de Brume dans la cour, en contrebas. L'Illaoi d'avant le voyage en compagnie de Sarah et de ses amis pour stopper Viego aurait tué un homme comme Yorick, enfermé dans sa routine depuis mille ans et dirigeant une armée d'âmes errantes. Nagakabouros m'aurait même accordé sa bénédiction.

Yorick apparut à côté d'elle. « Tu as quelque chose à me demander », dit-il.

« Effectivement. » Elle avait du mal à rester calme. « Mais je ne suis pas habituée à voir des esprits traités de cette manière. »

« Si cela peut te rassurer, ils ne sont pas enfermés ici. Je sillonne ces îles à la recherche d'âmes tourmentées. Certaines restent ici un moment avec moi, avant de s'en aller. »

« Et que font-elles ? »

« Elles fabriquent des tombes », répondit-il. « Ce sont les habitants des Îles bénies, mes compatriotes, qui recherchent le repos et la tranquillité. » Il fit une pause, comme s'il priait. « Nous pouvons discuter en privé dans ma bibliothèque, à l'étage. »

La tour était faite de gros blocs de pierre sombre, polis par le temps et striés de noir par la fumée des torches. Elle était plus ancienne encore que les ruines d'Helia ou les caveaux qu'Illaoi avait visités avec Sarah.

Il est cloîtré ici depuis mille ans, comme un cadavre dans son cercueil. Il
est la stagnation incarnée. Sa politesse empirait presque la situation.

Des étagères longeaient la chambre située au sommet de la tour, baignée par une lumière froide et bleue qui passait à travers la fenêtre. À côté de la porte était suspendue une paire d'épaulières en pierre, dont s'échappait une cape de Brume noire. En haut d'une des étagères, une autre masse de Brume, nimbée d'une lueur bleue éclatante, tourna lentement sur elle-même.

« C'est la Vierge », dit Yorick. « Elle m'accompagne depuis des siècles. »

« Tu disais que les âmes finissaient par partir. »

« Oui, quand elles sont prêtes. » Il referma la porte derrière eux. « D'ailleurs, si toi, tu es prête, montre-moi qui tu caches dans cette boîte accrochée à ta ceinture. »

Illaoi leva un sourcil. « Tu arrives à sentir ça ? »

« La Vierge me parle. Elle m'a dit de quel esprit il s'agissait. »

Illaoi ouvrit la boîte grâce à la clé qu'elle avait autour du cou. Yorick se pencha en avant pour observer, la lumière de l'amulette entamant une danse sinistre sur ses traits anguleux.

« Viego de Camavor », dit-il. Il tendit sa grande main calleuse vers la boîte, avant de s'interrompre. « J'espérais voir cela depuis la Ruine, mais... je m'attendais à mieux. »

« À quoi, exactement ? »

« À ce que la Brume disparaisse, mais elle est encore là. À ce que les esprits ne souffrent plus, mais ils souffrent toujours. » Il était impossible de saisir l'expression de son visage. « J'espérais peut-être changer, moi aussi. »

Illaoi ressentit soudainement de la compassion pour Yorick. Elle s'était elle aussi demandé si les Îles obscures pouvaient changer une fois Viego banni, si la Brume pouvait se dissiper. Cette épreuve est au-dessus de nos forces, se remémora-t-elle.

« Lorsque vous l'avez vaincu, j'ai vu les lumières dans le ciel », reprit Yorick. « Mais les esprits n'étaient pas libres et la Vierge me chuchotait encore à l'oreille. J'ai donc continué d'assumer ma responsabilité auprès d'eux. » Il fixa Illaoi d'un regard froid. « Je suis membre d'un ordre sacré, comme toi. J'ai travaillé dur pendant de longues années... C'est notre façon de faire. Nous sommes persévérants, fidèles et dévoués. »

Illaoi se hérissa. « Ce n'est pas le dévouement que Nagakabouros méprise. C'est la stagnation. »

Yorick se leva et alla à la fenêtre. « Regarde donc cela. »

Par-delà les murs de l'abbaye, des milliers de tombes s'étendaient à perte de vue sur des collines sauvages enveloppées dans la Brume. Des tombes sculptées par des artisans mortels en côtoyaient d'autres de fortune, assemblées à partir de décombres par des morts à la démarche chancelante. Çà et là, les hectares infinis de pierres tombales s'agitaient au gré des mouvements des goules de Brume.

« N'est-ce pas le plus grand cimetière que tu aies jamais vu ? » demanda Yorick, sarcastique.

Illaoi se rendit compte qu'il faisait la moitié de la superficie de Bilgewater.

La voix de Yorick était empreinte d'émotion. « S'il existe un être voué au changement sur ces îles, c'est bien moi. Je creuse la terre et offre le repos à ces âmes errantes. Le monde change autour de moi. » Il se tourna vers Illaoi. « N'est-ce pas une façon de rendre honneur à ta déesse ? »

Toute une constellation de croyances ligotait Illaoi dans les confins de sa foi. Ces croyances étaient simples, claires, bienveillantes et humanistes. Bien que sa relation avec la déesse ait changé avec le temps, sa foi était restée profondément intacte. La vie, c'est le mouvement. Vivre pleinement, c'est changer. Changer, c'est
devenir plus fort.

Seuls les vivants peuvent changer. Les morts, non.

Illaoi sentait les fondations de sa foi trembler sous ses pieds. Les morts peuvent-ils créer un monde à eux ? Peuvent-ils suivre leurs
propres envies ? Bien sûr que non. Pourquoi le croirait-il ?

Par le passé, elle avait déjà apporté le mouvement à des êtres coincés entre la vie et la mort. Pyke, l'Éventreur des abysses, était l'un d'entre eux, mais sa bénédiction lui avait été accordée par Nagakabouros, et la déesse n'avait aucune emprise sur le domaine de Yorick.

« J'imagine que les morts peuvent avoir leur propre genre de mouvement », finit-elle par reconnaître. « Mais Nagakabouros ne garderait jamais des esprits ici après leur fin de vie. »

« Elle les ferait renaître ? »

« Oui, dès que possible ! Ce serait un péché que de leur refuser la vie ne serait-ce qu'un instant. »

« Voilà ce qui nous différencie », dit Yorick. « Toi, tu bannirais les esprits avant la fin de leur existence. »

Illaoi savait que si elle ne mettait pas fin à la conversation, elle ne réglerait jamais le problème de l'amulette. Elle changea alors de sujet. « Voici justement un esprit que j'aimerais bannir. » Elle souleva l'amulette par la chaîne et montra à Yorick la marque située sur le revers. « C'est ton ordre qui a fait ceci, mais dans un style buhru. Est-ce que tu sais comment détruire l'esprit qui se trouve à l'intérieur ? »

Yorick prit l'amulette dans sa main. Il ne semblait pas troublé comme l'avait été Sarah.

« Je crois me souvenir de la femme qui a fabriqué cela », dit-il. Il regarda dans ses étagères et en tira un parchemin gris et fragile. « C'était un marin buhru. Elle avait vu bien trop de ses compères emportés par les flots et avait donc décidé de rejoindre notre ordre pour apporter la paix aux défunts. »

Le parchemin était rempli d'écritures anciennes buhru, dont Illaoi parvint à distinguer les mots. Cette artisane avait fabriqué des gemmes en ambre de serpent, technique que seuls les Buhru maîtrisaient. Mais elle avait également chauffé les gemmes à haute température afin de former une coque cristalline pouvant renfermer un esprit enragé. C'était une technique des Îles bénies.

« Je ne sais pas lire les écritures buhru », dit Yorick. « Est-ce qu'il est inscrit quelque chose d'important ? »

Illaoi scruta le parchemin. Elle remarqua une illustration représentant un genre de haut fourneau, alimenté en magie par le biais de prismes et de lentilles. Un genre de dynamo de lumière et de feu. La légende de l'illustration était : « Esprit détruit. »

Pour Illaoi, tout était clair. « Elle a utilisé les machines de ton peuple pour tremper les gemmes. On pourrait tuer l'esprit à l'intérieur de l'amulette en la chauffant à la même température. »

« Avec les fourneaux ? » demanda Yorick en riant tristement. « Je les ai démontés pour fabriquer des pierres tombales. »

Ils restèrent un moment à réfléchir en silence. Illaoi se demanda comment allait Sarah. Si, malgré la distance qui la séparait de l'amulette, elle entendait toujours la voix de cette dernière.

« Je pense avoir trouvé la solution », déclara Yorick. « Pourquoi ne pas jeter l'amulette dans un volcan ? »

Illaoi le regarda. « Tu plaisantes, j'espère ? »

« Pas du tout. Je ne suis pas allé aussi loin en mille ans, mais les volcans peuvent subsister au moins tout ce temps. » Il retourna vers les étagères et saisit une carte enroulée. Elle montrait les Îles bénies telles qu'elles étaient avant la Ruine, ainsi que toutes les routes et villes qui la composaient. Yorick désigna un petit point situé dans un recoin de la carte. « Là. La Caye du Piton. C'est à une demi-journée de bateau d'ici. »

« Est-ce qu'il y a... de la lave ? » demanda Illaoi, trouvant sa question bête.

« Ça a peut-être changé entre-temps », répondit Yorick. « En tout cas, à mon époque, il y en avait. »

Illaoi pensa : si Pyke a pu voir la vérité dans les voies de la déesse, alors cet homme en
est aussi capable. « C'est toujours ton époque », dit-elle. « Joins-toi à nous. Tu voulais voir ce roi détruit ? Eh bien, tu pourrais même le précipiter vers sa mort ! »

Yorick laissa échapper un rire sinistre. « C'est au-delà de la Brume noire. Je ne pense pas pouvoir vous être d'une grande aide en dehors du royaume des morts. » Il montra la Vierge du doigt. « Mes pouvoirs sont ici, avec les morts. Je n'ai pas quitté mon poste en mille ans. »

« C'est donc le moment idéal de changer tes habitudes ! » lui lança Illaoi. « Quitte cet endroit, même rien qu'une journée. Tu verras, ça va te plaire. »

Yorick étudia sa proposition un instant. « Quelle drôle d'idée », murmura-t-il. « Faire quelque chose qui pourrait me plaire ? » Il se redressa et croisa les bras sur son large torse. « Tu as raison. Rien ne me plairait plus que de tuer Viego. »




Tout le monde se rassembla dans la cour pour quitter le monastère.

Ruven se tenait à l'écart du reste du groupe. Yorick ordonna à ses esprits d'ouvrir le portail pour les laisser partir. Quant à Illaoi, elle empaqueta les cartes de navigation qu'elle avait trouvées dans les bois. Elle approcha ensuite du capitaine pour lui parler.

« Vous avez arrangé les choses avec votre équipage ? » lui demanda-t-elle. « Pouvons-nous retourner sur le bateau sans qu'il y ait de conflits ? »

Il lui répondit, mais sans la regarder dans les yeux. « Oui, bien sûr. On peut y retourner. »

« Ils vous ont menacé ? Écoutez, j'ai une mission à remplir, alors je ne tolérerai aucune interruption de votre part ou de celle de votre équipage. » Ruven refusait toujours de la regarder dans les yeux. Illaoi en fut frustrée. « Vous devez m'informer s'ils comptent se mutiner », marmonna-t-elle.

Il haussa les épaules. « Je n'en sais rien, et j'avoue ne plus rien avoir à faire de ce qu'ils mijotent. Ce voyage sera sûrement mon dernier, de toute façon. »

Illaoi baissa les yeux sur les cartes de navigation. Lui seul sait s'en servir, se dit-elle. Nous aurons tout le temps de le ramener à la raison quand nous aurons levé
l'ancre.

Elle lui tendit les cartes. « J'attends de vous que vous soyez concentré et dévoué. Souvenez-vous : un homme peut changer de vie, mais pour cela, il doit agir. »

« D'accord. » Ruven rangea les cartes dans sa veste couverte de boue.

Ils retournèrent au bateau dans un silence de plomb. Une moitié de l'équipage avait été exterminée et Ruven n'était pas en bons termes avec l'autre moitié. Tandis que le bateau quittait la crique, Yorick se tint au bastingage et regarda la Vierge, seule sur le sable.

« C'est la première fois que tu la quittes en mille ans », dit Illaoi. « Tu sens que quelque chose a changé ? »

Il souleva alors de son col une petite fiole remplie d'un liquide transparent et brillant. « Les murmures de la Brume se font moins entendre », répondit-il. « Et le son que produit cette chose est devenu plus fort. »

Illaoi mit un moment avant de réaliser quel était ce liquide. « C'est de l'eau bénite ? »

« Tout à fait. » Il remit la fiole à sa place. « Lorsque j'étais au monastère, cette chose me permettait seulement de rester en vie. Je prie pour que, durant notre voyage, elle m'apporte de la force. »




Ce voyage, à destination d'une île située en bordure de l'archipel des Îles obscures, ne durerait qu'une demi-journée. Les marins gardaient les voiles gonflées pour aller plus vite, tandis que Ruven ruminait sur le pont de commandement. Il courba le dos, mit ses mains dans ses poches et observa l'horizon d'un air grave. Parfois, son regard se tournait aussi vers son équipage.

Illaoi s'approcha de lui. « On s'était promis de discuter de Nagakabouros et de votre place à Bilgewater. Si vous avez besoin de conseils, je suis là. »

Il la regarda. Ses yeux trahissaient quelque chose... De la peur, peut-être ? « Nous verrons plus tard », dit-il.

« De quoi avez-vous parlé avec votre équipage, au monastère ? » Les marins avaient dû se montrer durs avec Ruven. Quoi qu'ils aient dit, leurs mots avaient fait mouche.

« Je ne veux pas en parler », répondit-il. « Je suis occupé, d'accord ? »

Illaoi haussa les épaules, puis descendit du pont de commandement pour marcher avec Yorick.

Elle était surprise d'apprécier ce moment. Il était beaucoup plus facile de discuter avec Yorick de ses croyances quand il n'était pas entouré de toute son armée de goules de Brume. Ils passèrent la nuit entière à discuter. L'un et l'autre avaient de fortes convictions, mais ses priorités à lui étaient étranges. En effet, il considérait que soigner les morts était plus important que de les faire revenir à la vie.

« C'est quelque chose que je ne comprendrai jamais », lui dit-elle. « Malgré tout, je sais que tu es sincère. »

« Je m'attendais à ce que tu ne comprennes pas, mais je te remercie de m'avoir écouté. »

La plupart des marins étaient partis se coucher au pont inférieur peu avant l'aube. Lorsque le soleil se leva, le Rat dressé laissa derrière lui ce qu'il restait de la Brume noire et leur destination fut enfin visible.

« Nous y voilà », dit Ruven. « La fameuse île. Cette ombre à l'horizon. »

Des membres de l'équipage se rassemblèrent près du bastingage. On pouvait distinguer une tache sombre en forme de cône sur l'horizon gris pâle.

« La Caye du Piton », dit Yorick d'un air pensif. « J'ai entendu dire que des gens y ont vécu bien avant mon époque, mais je n'en suis pas certain. »

Même à plusieurs kilomètres du rivage, Illaoi pouvait déjà sentir les odeurs de soufre provenant de l'île. Plus le bateau s'approchait, plus le paysage se détaillait. L'ombre à l'horizon se transforma en montagne de cendres noires, totalement dénuée de végétation, du pied jusqu'au sommet. Il n'y avait que quelques rochers pointus, tous plus gros qu'une maison.

L'équipage jeta l'ancre et Illaoi se rendit à sa couchette pour prendre son idole. Les coursives du bateau étaient sombres et calmes ; on n'entendait que le craquement du bois et le clapotis des vagues contre la coque. Çà et là, des membres de l'équipage dormaient encore dans des hamacs fixés aux poutres du plafond.

L'idole d'Illaoi était sur sa couchette. Elle s'en saisit et repartit, non sans difficulté, par le milieu du pont inférieur, en passant entre les canons.

C'est si calme, se dit-elle.

Elle réalisa brusquement qu'elle n'entendait pas le moindre ronflement.

Elle posa sa main sur le hamac le plus proche et le fit basculer vers elle. Kristof était allongé dedans... mais il ne respirait plus. Ses lèvres étaient sèches et entrouvertes, et ses yeux, vides, étaient tournés vers le haut. Illaoi ressentait la présence de son esprit, mais il semblait comme mort.

Une stase magique ? Tout cela ne m'a pas l'air naturel.

Illaoi se précipita vers le hamac d'à côté. Le marin allongé dedans semblait lui aussi être dans une stase étrange.

Un navire qui quitte les Îles obscures peut emporter à son bord autant de
passagers clandestins qu'il a d'ombres.

« Qui a fait ça ? » demanda-t-elle. « Allez, montre-toi. »

BOUM. Un peu plus loin dans le bateau, l'écoutille claqua en haut des escaliers. Tout le pont inférieur fut plongé dans la pénombre.

Illaoi s'accroupit tout en tenant fermement son idole. Il y avait très peu d'espace pour se mouvoir sur le pont inférieur. C'était le seul endroit à bord où Illaoi était vulnérable. « Tu as attendu que Yorick et moi nous séparions, hein ? »

Une lueur bleue apparut dans le noir. « Oui », lui répondit une voix. « J'ai également attendu que la Brume se dissipe, car ton nouvel ami la manie comme une arme. » Ruven sortit de l'obscurité entre Illaoi et la cage d'escalier. « Je voulais te parler en privé. »

Une faible aura l'enveloppait. Et quelqu'un d'autre se trouvait derrière lui.

C'était un esprit au dos courbé, vêtu d'une robe à la manière d'un érudit des Îles bénies. Sa robe présentait des motifs géométriques mystérieux et était tachée d'une substance noire et gluante, comme s'il sortait d'un marécage putride. Des vrilles de Brume noire étaient enroulées autour de lui. Au-dessus de son col serré, doré et terne, se dressait un visage à la peau ramollie, fendu par une bouche démesurée, semblable à celle d'un crapaud. Lorsqu'il sourit, Illaoi aperçut des rangées de dents pointues.

« Je vous savais habitué à tomber bien bas, capitaine, mais je ne m'attendais pas à ça. Vous venez de signer un pacte avec un monstre. »

« Ce n'est pas un monstre, mais un homme qui m'a aidé ! C'est tout ce que je voulais, moi : de l'aide... » Ruven afficha un rictus de désespoir. « N'ai-je pas fait assez d'efforts dans ma vie ? Je n'ai pas besoin de faire un travail spirituel sur moi-même, Illaoi. J'ai simplement besoin d'aide ! »

L'esprit leva la main. Il portait un orbe duquel émanait la même lueur bleue que celle tournoyant autour de Ruven. De la Brume noire s'en échappa, comme si elle s'écoulait de l'esprit lui-même. L'orbe s'illumina alors et la tête de Ruven fit un mouvement brusque.

Illaoi comprit qu'elle avait mal jugé cet homme. Il ne voulait pas changer. Ce qu'il voulait, c'était devenir le laquais d'un maître plus indulgent que Sarah.

Le pont inférieur était trop étroit pour qu'Illaoi puisse les affronter. Elle tenta donc de faire durer la conversation. « Où avez-vous rencontré cet esprit ? » demanda-t-elle, tout en se frayant un chemin entre les canons.

« Bartek m'a sauvé des spectres. »

Illaoi ne put retenir un rire amer. « Il se sert de vous. Ne vous laissez pas manipuler, Ruven. »

Ruven eut un moment d'hésitation, mais l'orbe brilla de plus belle. L'homme tressaillit comme une marionnette ramenée au garde-à-vous.

« Arrête-la », lui ordonna Bartek d'une voix rauque et humide rappelant le bruit d'une poche de gaz s'échappant d'un marais. « Prends l'amulette. »

Illaoi n'attendit pas de voir ce qu'il préparait. Elle s'avança d'un pas silencieux et assuré jusqu'à une ouverture, puis frappa Ruven de toutes ses forces avec son idole.

Il vola à travers le pont et alla s'écraser de l'autre côté de la coque, si fort qu'il brisa des planches de bois. Surpris, Bartek fit un bond en arrière et poussa un cri de frustration. « Fichue prêtresse ! »

« Tu devrais choisir de meilleurs champions », dit-elle. « Ou alors, bats-toi toi-même. »

Elle s'approcha de lui. La créature recula par lâcheté. « Mon maître m'a donné une arme plus forte que ta déesse », dit-il, plein de colère. « Ainsi qu'un champion qui se bat pour moi. »

L'orbe brilla de nouveau dans sa main. Le capitaine trembla et son corps brisé parvint à se remettre debout.

« Impossible de le tuer », dit Bartek à Illaoi. Un large sourire laissa apparaître toutes ses dents, à la manière poisson-chat du Roi des rivières. « Je peux le ramener. Le don de l'allumeur de lanternes m'a permis de dominer
son âme. »

L'allumeur de lanternes... Thresh ! Illaoi fit un pas en arrière. Cette relique pouvant piéger les âmes était donc un don de Thresh ? Que la déesse nous protège. Cela n'augure rien de bon.

Ruven se mit à bouger fébrilement, comme une marionnette au bout de fils. Illaoi vit les muscles de ses bras et de son cou se contracter bizarrement ; ils étaient contrôlés par de la magie. D'une torsion des jambes, il se précipita vers Illaoi à une vitesse folle. Elle s'écarta et laissa maladroitement tomber son idole en se faufilant entre les canons. L'idole roula sur les planches du pont.

Ils s'arrêtèrent un instant. Ruven regarda Illaoi de haut en bas. Illaoi prit une grande inspiration et s'élança vers son idole. Ruven se précipita vers elle pour la frapper dans les côtes. Le choc fut aussi puissant qu'une explosion d'obus, et Illaoi brisa à son tour des planches dans son dos. Son idole lui échappa des mains et alla s'écraser contre la coque, faisant apparaître un trou aussi grand que la prêtresse elle-même.

Au moment où l'idole lui glissa des doigts, Illaoi ressentit son lien vital avec Nagakabouros s'amenuiser. Bien, va pour les poings, alors. Elle se remit sur pied avec difficulté et leva sa garde.

« Alors comme ça, on a perdu sa magie ? » demanda Ruven en ricanant.

« Oui, mais j'ai toujours la foi. Depuis hier, j'ai envie de te briser en deux. Nagakabouros va exaucer mon vœu. »

Elle leva la main pour frapper Ruven à la mâchoire ; Bartek fit de même, et l'orbe dans sa main se mit à briller. Soudain, les marins aux yeux vides couchés dans les hamacs se levèrent, raides comme des piquets, et bondirent à terre comme des automates de Piltover.

« Tu profanes les morts », grogna Illaoi.

« Tant que je ne leur ordonne pas de s'allonger et de mourir, ce ne seront
pas des morts ! »

Bartek fit un mouvement de balancier avec l'orbe. Les huit ou neuf marins présents frappèrent chacun avec la force d'un saumophoque en colère. Illaoi, bras devant le visage, tenta de parer les coups en s'agitant dans tous les sens.

Sans son idole, impossible d'invoquer les tentacules de Nagakabouros pour repousser ses adversaires. En revanche, Illaoi pouvait utiliser ses poings. Je suis moi-même mise à l'épreuve par la déesse, se dit-elle. Et cette épreuve, je la réussirai !

Elle frappa un marin à l'épaule si fort que tout son bras se disloqua dans un craquement sourd. Elle donna un coup de genou à un autre ; son corps vola à travers la coursive et fracassa les escaliers menant au pont supérieur. Illaoi utilisait des techniques de combat qu'elle avait apprises durant sa formation de prêtresse. Les poings en avant, tel un navire qui s'élance vers l'ennemi. Les jambes
bien ancrées au sol, comme une île au fond de la mer. Illaoi, tout en adressant une prière discrète et pleine de regrets à Nagakabouros, esquiva le coup de poing de Kristof, le prit sur son épaule et l'écrasa au sol, où son front laissa une trace de sang.

Elle commença à reculer vers le trou dans la coque. À l'extérieur, j'aurai de la place pour me battre. Elle nargua le capitaine : « Tu es vraiment une honte pour tout le monde. »

Le visage de Ruven se tordit de rage, comme elle s'y attendait.

« Si tu te sens faible, c'est parce que tu l'es », continua-t-elle. « Personne ne pourra t'aider à changer ça. »

Ruven se jeta sur Illaoi. Cette dernière profita de l'élan de son saut pour les emporter tous les deux à travers le flanc du bateau.

Ils se retrouvèrent soudainement à la lumière du jour, chacun coincé dans les bras de l'autre. Illaoi aperçut brièvement le chaos qui régnait sur le pont supérieur : Yorick était encerclé par des marins, tous enveloppés dans une lumière bleue. Elle le vit projeter une femme par-dessus bord avec sa pelle.

Puis Ruven et Illaoi tombèrent dans l'eau. La prêtresse avait l'avantage : le capitaine, bien que doté d'une force surhumaine, ne savait pas nager, alors qu'elle s'était entraînée à nager à contre-courant depuis sa plus tendre enfance. Elle plaqua Ruven sur le sable, au fond de l'eau, le saisit à la gorge et le frappa à la bouche jusqu'à s'en faire saigner les articulations.

En économisant son énergie, Illaoi pouvait rester jusqu'à cinq minutes sous l'eau. Mais frapper Ruven lui demandait beaucoup d'efforts ; elle ne put tenir qu'une minute avant de remonter à la surface pour reprendre son souffle.

Ruven, affaibli, se débattait mollement sur les fonds marins. Illaoi revint vers lui à la nage, agrippa sa veste et le traîna jusqu'au rivage. « Abandonne ! » lui cria-t-elle. Elle le cogna à nouveau et il cracha de l'eau de mer. « Abandonne ! Tu es un homme mort. »

Les yeux de Ruven se tournèrent vers le bateau. Illaoi suivit son regard : Yorick et Bartek se battaient sur la proue. Le premier agrippait le second par la gorge ; la main de Bartek qui tenait l'orbe était levée vers le ciel...

L'orbe émit une lumière blanche éclatante. Illaoi fut prise d'une douleur atroce, comme si on lui transperçait le crâne avec une lance de feu. Par la déesse... Qu'est-ce que c'est que ça ? La douleur l'empêchait de bouger.

Ruven, les membres brisés, rampa vers elle, un poignard à la main. « Son maître est bien trop puissant, Illaoi », dit-il. « On obéit tous à quelqu'un. Lui obéit à un fantôme qui a tout d'un dieu. Allez... donne-lui l'amulette. »

Ce « dieu », Illaoi l'avait détruit il y a des semaines. « Non », dit-elle d'une voix rauque.

L'orbe se mit alors à flamboyer de plus belle, et Illaoi, face à la douleur de plus en plus forte, serra les dents. Elle avait l'impression qu'on tentait de lui arracher son âme.

« Abandonne », supplia Ruven. « Il aspirera ton âme et fera de toi son jouet... Comme moi. »

« C'est... ce qu'on... va voir. »

Elle leva son bras avec difficulté et ne put donner qu'une claque à Ruven. Ce dernier était si affaibli que cela suffit à le mettre à terre.

Quelques instants plus tard, une ombre plana au-dessus d'Illaoi ; Yorick, projeté violemment par Bartek, s'écrasa à côté d'elle. Il semblait abasourdi, mais était toujours vivant.

Des vrilles de Brume noire entouraient Bartek. Il se pencha vers Illaoi et décrocha la boîte de sa ceinture. « Cela m'appartient. »

« Maître, sauvez-moi... Je meurs... » supplia Ruven.

« Non », répondit Bartek d'un rire dédaigneux.

Illaoi savait que ce n'était qu'une question de temps avant que Bartek ne s'échappe. Elle se tourna alors vers Yorick : « Eh, le gardien des tombes », chuchota-t-elle.

Yorick cligna des yeux et fit quelques mouvements pour reprendre ses esprits. Il mit sa main sur le sable pour se relever, mais la retira aussitôt, comme s'il s'était brûlé. « Il y a quelque chose là-dessous », dit-il. « Des morts. Des cadavres. »

Ruven tira sur l'ourlet de la robe de son nouveau maître. « Laissez-moi vivre », supplia-t-il.

Il n'y survivra pas, se dit Illaoi. Mais il n'est peut-être pas trop tard pour son équipage. Son regard se tourna vers Bartek, puis vers Yorick. « Appelle-les. »

Yorick ferma les yeux. « Levez-vous », ordonna-t-il aux ossements. « J'ai une mission pour vous ! »




Illaoi sentit le sol trembler avant même de l'entendre.

Le sable se mit à danser, et les cendres sur la pente du volcan glissèrent vers eux. Bartek regarda nerveusement ce qui se passait autour de lui. Tout à coup, quelque chose craqua dans le soubassement rocheux.

Une vague d'esprits surgit alors du sol.

Un torrent d'âmes déchaînées s'échappa d'une crevasse qui s'ouvrait sous la paume de Yorick. Illaoi vit des esprits hurlant de rage jaillir du sable. Leur fureur était si intense qu'elle en eut le souffle coupé. Leurs formes transparentes et calcinées dégageaient une forte odeur de soufre et rendaient l'air si lourd que le sol autour d'Illaoi se déforma.

Yorick leva la main, puis la tendit en direction de Bartek. Dans un claquement de fouet, un fil de Brume noire fusa de sa cape pour frapper l'érudit d'Helia. La Brume qui enveloppait Bartek para l'attaque.

« Cet homme est un serviteur de la Brume. Cette même Brume qui vous a réveillés et piégés ici ! » cria Yorick.

Les esprits, tels des chiens de chasse lancés sur une piste, bondirent sur Bartek.

« Tuez-le ! » leur ordonna Yorick.

Le geyser d'esprits frappa Bartek. Ils le jetèrent sur le dos avec suffisamment de force pour que son corps creuse un cratère dans le sable. Les morts, déchaînés, déchirèrent la robe de l'érudit et le rouèrent de coups. Chaque impact de leurs poings sulfureux le brûlait, il ne cessait de hurler de douleur.

Quelque chose se mit à briller dans sa main. La boîte ! Illaoi, le corps endolori, fit l'effort de se relever. Elle peinait à rester debout. Le sable s'agitait au passage des centaines d'esprits qui en jaillissaient ; le courant, semblable à un vent violent, lui fouettait les cheveux.

Elle avança, trébucha et agrippa la robe de Bartek. Les esprits se tortillaient autour d'elle en hurlant, tentant désespérément de frapper l'érudit. S'accrocher à lui était aussi difficile que de s'accrocher à un drapeau en pleine tempête. Elle parvint à le tirer vers elle. « Donne-moi l'amulette ! »

« Elle appartient à mon maître ! » hurla Bartek.

Elle lui donna un coup à la mâchoire et sentit quelque chose craquer. « Ton maître est mort ! Mes amis et moi l'avons tué ! » cria-t-elle.

La mâchoire de Bartek se tordit et se remit en place. « Non », grogna Bartek, du goudron coulant de ses lèvres distendues. « Il est toujours vivant ! »

Il brandit son orbe, mais Illaoi referma les mains dessus. La surface lisse lui brûla la peau, mais la prêtresse parvint à lui arracher la sphère au moment où un dernier éclat lumineux fut émis. Les âmes, dans un cri strident, eurent un mouvement de recul. Illaoi tomba en arrière.

Elle aperçut Bartek s'échapper au-dessus de l'eau, son poing visqueux serrant fermement la boîte. Il flottait, l'air victorieux...

Mais les esprits le rattrapèrent. Ils le submergèrent et la puissance de leur charge l'entraîna vers l'horizon tel un boulet de canon, deux nappes d'embruns sifflantes s'élevant dans son sillage.

Illaoi entendit Yorick crier aux morts : « Non, attendez ! »

Mais les esprits l'ignorèrent. L'océan était rempli d'âmes déchaînées, et ces âmes emportaient l'ennemi et l'amulette d'Illaoi. Au loin, on entendit quelque chose exploser, et une colonne d'embruns s'éleva à hauteur de mât. Une autre se forma ensuite, plus haute encore. Les esprits se déplaçaient plus vite qu'un bateau ou qu'un serpent.

Illaoi lâcha l'orbe de Bartek et se laissa tomber à genoux. Elle posa le front contre le sable. J'ai échoué. Il détient Viego.

Yorick s'écroula à côté d'elle. « C'est leur volonté, pas la mienne », dit-il d'une voix éraillée.

« J'ai failli à mon devoir. J'ai trahi la confiance de Sarah. »

« Qui ça ? »

Illaoi s'assit avec peine. « Ma meilleure amie. Je lui avais promis de détruire l'amulette. » J'ai trahi sa confiance alors qu'elle avait besoin de moi. Déesse,
pardonne-moi !

Yorick observait les esprits qui continuaient de se précipiter vers la mer. « J'ai libéré quelque chose que je ne peux contrôler », dit-il. « Ces esprits ont été enfermés pendant des siècles sous la pierre, dans cette cité d'âmes. Ils ont dû en souffrir. Ils veulent leur revanche, à présent... et Bartek est une créature de cette Brume noire qui a fait d'eux ce qu'ils sont. »

Les derniers esprits sortirent de terre et se jetèrent dans l'océan. Illaoi pouvait sentir leur rage se dissiper. « Que va-t-il advenir d'eux ? » demanda-t-elle à Yorick.

« S'ils retournent sur les îles, je les retrouverai », répondit-il. « Mais je doute qu'il en aille de même pour ce crapaud qui a récupéré Viego. »

Ils se relevèrent et examinèrent le champ de bataille. Bartek n'avait plus d'emprise sur l'équipage. Illaoi vit plusieurs marins allongés sur la plage, d'autres étaient avachis sur le bastingage du navire. Quant à Ruven, il était à moitié enseveli sous le sable. Illaoi prit son pouls, mais ne sentit rien. « Il est mort », dit-elle à Yorick.

« Mais son esprit est toujours ici. »

Yorick s'agenouilla à côté de Ruven et mit une main sur son épaule. Illaoi vit une ombre sortir du corps de Ruven ; elle brillait d'une lueur bleue presque invisible dans la lumière du matin.

La voix de Ruven était faible et résonnait, comme s'il parlait de loin à travers un tuyau. « Je suis mort ! » s'exclama-t-il avec désarroi. « Par tous les dieux, je suis mort ! »

Yorick prit l'esprit de Ruven par la main. « Tu es sain et sauf », lui dit-il. « Tu as abandonné ton corps. »

Ruven regarda son corps brisé. Il était choqué et désemparé.

« Tu peux tourner la page, maintenant. Je t'ai réveillé pour que tu puisses trouver la paix », lui dit Yorick.

Ruven se figea. « Trouver la paix ? »

« Est-ce que tu as quelque chose à dire ou à faire ? » lui demanda Yorick.

« Je ne trouverai pas la paix sans mon équipage », dit Ruven. « Je suis leur capitaine. J'ai une dette envers eux. » Il jeta un coup d'œil autour de lui. « Où est la relique de ce démon ? »

Illaoi était abasourdie. Maintenant qu'il avait rendu son dernier souffle, Ruven pensait à son équipage. Yorick avait raison : les morts peuvent changer.

« J'ai la relique », dit Illaoi. « Tu sais t'en servir ? »

« Mon âme était piégée dedans », dit Ruven. « J'ai senti comment elle fonctionnait. Je ne pourrai pas être sauvé... mais
eux, si, s'ils ne sont pas encore morts. »

« Aide-moi à les soigner. Montre-moi comment faire », supplia Yorick.

Ruven se tourna vers Illaoi. Son visage affichait un sourire, son seul sourire sincère depuis leur rencontre. « Regarde bien ça, prêtresse. Tu vas voir de quoi je suis capable. »

Il agrippa la main de Yorick... puis disparut.

Yorick se mit à courir sur la plage. Les marins sur le rivage étaient aux portes de la mort ; Yorick semblait savoir qui était encore vivant et qui était mort. Guidé par le savoir de Ruven, il se déplaçait parmi les corps. Lorsque le globe brillait dans sa main, les marins étaient réanimés.

Kristof se redressa, agité par une quinte de toux. Illaoi pensa alors : si Yorick peut soigner les vivants comme les morts, je me demande ce que la
déesse pense de lui...

Elle savait pourtant que la déesse ne lui dirait pas quoi penser de Yorick. Il fallait qu'elle juge par elle-même.




Ce soir-là, après avoir remonté son idole du fond de la baie, Illaoi, accompagnée de Yorick, alla enterrer Ruven ainsi que les autres morts près du sommet du volcan.

« La vue est incroyable, d'ici », fit remarquer Yorick en recouvrant de terre la dernière tombe. Il maniait sa pelle comme un artisan accompli.

Illaoi s'approcha du bord du cratère et regarda le lac basaltique strié de rouge ardent en contrebas. Elle n'était pas sûre de savoir ce qu'elle ressentait. « Peut-être que d'ici, leurs esprits pourront observer le monde couvert de ruines », dit-elle.

Yorick se tenait à côté d'elle. « Je ne pense pas que cela arrivera. Même si Viego tente de tuer tout le monde, les morts ont leur propre volonté. » Il regarda Illaoi. « J'en ai rencontré plus d'un qui souhaitait voir Viego être anéanti. Ils pourraient nous aider. »

Illaoi réfléchit un instant. Des morts qui s'insurgeaient contre Viego ? Elle avait déjà vu quelque chose de la sorte sur les Îles obscures, mais c'était un événement rare. Un avenir différent était-il envisageable grâce à Yorick ? Les esprits et les Buhru, rassemblés par un but commun ? Cela semblait impossible, mais...

« Je les aiderai », promit Yorick.

Illaoi sentit l'espoir s'emparer d'elle. « Tu es très généreux. Ta capacité à libérer les morts de la stagnation, je n'avais jamais vu ça auparavant. C'est comme si tu accomplissais la volonté de Nagakabouros, j'ai l'impression. »

Yorick haussa les épaules. « Je ne fais que mon devoir. »

« Non, c'est bien plus que ça », insista Illaoi. « Tu as libéré l'esprit de Ruven, tu as réussi à le faire changer après sa mort et tu as redonné du mouvement aux morts qui étaient piégés ! »

En prononçant ces mots, elle sentit le choc grandir en elle. Si ceci est possible, pensa-t-elle, alors tout est possible. Du mouvement pour mes amis. La liberté pour Sarah.
Un monde meilleur pour nous tous.

« Nagakabouros nous a fait nous rencontrer pour une bonne raison », continua-t-elle. « Comme nos ancêtres, nous pouvons apprendre l'un de l'autre. » Les possibilités qui s'offraient à eux germaient dans son esprit. Les ancêtres buhru et les érudits des Îles bénies avaient créé des choses fantastiques ensemble. Ce qui leur avait manqué, c'était un but commun, une mission qui les aurait unis pour atteindre un objectif. « Ce que les Frères du Crépuscule souhaitaient pour le monde, les ambitions de ma foi... Il s'agit de la même chose : le changement, la progression. La libération ! »

« Je ne suis pas sûr que tes coreligionnaires seraient d'accord avec toi », dit Yorick en riant.

« Je ferai en sorte qu'ils le soient », promit Illaoi.

« Je pense que c'est possible. Quand j'étais jeune, les gens étaient proches les uns des autres. Mais pour l'heure, je dois retourner chez moi. Il y a des esprits vers lesquels le devoir m'appelle. »

La Vierge, pensa Illaoi. « C'est ta façon de faire. Comme tu l'as dit, tu es persévérant et dévoué. Mais le jour où tu seras prêt à partir, les Buhru accueilleront avec grand plaisir un moine aussi respectable que toi. On aura besoin d'un allié dans notre combat contre Viego. »

Yorick regarda la lave en contrebas. « C'est la première fois qu'on dit de moi que je suis un moine respectable. »